mardi 12 février 2013

Théâtre de l'Est Parisien (TEP) : Chronique d'une mort annoncée 2

1993 : SOIXANTE-DIX-HUIT SALAMANDRES EN FOLIE !



"Lorsque Jan van Toch, capitaine du navire hollandais Kandong Bandoeng, découvre, à l’ouest de Sumatra, au large de la petite île de TanaMasa, une espèce de salamandre douée d’une certaine forme d’intelligence et susceptible de l’aider dans l’exploitation des perles, il est loin d’imaginer que cette découverte sera à l’origine d’un bouleversement complet de l’ordre mondial. Et pourtant… "
Présentation du livre de Karel Capek (l'inventeur du mot robot) "La guerre des salamandres" (1936). 

Fin de la saison théâtrale 1992-1993 : Guy Rétoré définitivement installé dans le "2ème TEP" de l'avenue Gambetta lance le projet d'une nouvelle "aventure théâtrale". Aventure unique. Mais à ce titre posant des problèmes toujours d'actualité pour toutes les aventures théâtrales uniques pouvant s'y apparenter. C'est pourquoi je juge qu'il n'est pas inintéressant de s'étendre sur ce qu'elle fut… du point de vue d'un de ses participants.
Ceci d'autant plus que la seule étude qui y fait référence est celle de Philippe Ivernel (spécialiste de Brecht et du théâtre allemand) publiée en 2004. 
Mais quelle que soit ma sympathie pour son auteur, je tendrai à la relativiser pour au moins deux raisons :
- elle est écrite du point de vue de Philippe, "homme de confiance" (ce n'est pas péjoratif) de Réto durant cette expérience. Elle reflète donc nécessairement les présupposés idéologiques du "boss", appliqués à l'expérience, qu'il s'agit aussi de justifier après coup. 
- elle subit un décalage du fait du contexte de sa publication : un volume du CNRS, "Du théâtre amateur (approche historique et anthropologique)". Or, s'il est une expérience qui n'a aucun lien avec la pratique du théâtre amateur, c'est bien celle-ci. Philippe Ivernel prend d'ailleurs ses distances, précisant dés les premières lignes qu'il va rendre compte d'une expérience impliquant plus de cinquante participants "amateurs" sur une longue durée, et le mot "amateur" n'apparait pas dans les titres et sous-titres de l'étude. On y parle de "public acteur", "d'ateliers de créations" ce qui reflète au moins certains aspects de la réalité (1). 
Ceci dit, je garderai l'étude de Philippe sous le coude durant la rédaction. Elle a - entre autre - l'avantage de décrire la démarche et les buts des "intervenants", dont les "stagiaires" (2) furent peu ou pas informés (ce n'est pas qu'une critique, j'y reviendrai).


Le texte de Philippe précise que le projet commença à se mettre en place en mars 1993. Il repose sur une direction bicéphale : Guy Rétoré et Georges Werler (qui travaillait depuis longtemps avec Réto, enseignant à l'époque au Conservatoire national). Réto entraîne dans l'aventure Philippe Ivernel ; George propose deux jeunes comédien-enseignants : Francis Henriot et Jacques Hadjaje (CELSA, Ecole Claude Mathieu). Nathalie Landrieu sera ensuite embauchée pour assurer la liaison entre intervenants et stagiaires et le secrétariat. 

Je n'ai plus la mémoire exacte de la façon dont l'appel à candidature fut lancé. Sans doute lors de la présentation de la saison 1993-94 du TEP. Toujours est-il que la réponse fut massive, comme l'indique la citation ci-dessous. 


"Soixante-dix-huit stagiaires ont été retenus… Cent soixante trois personnes se sont présentées. Nous tenons à remercier les quatre-vingt-cinq personnes que nous avons malheureusement "déboutées", de leur intérêt pour notre initiatives et à préciser les critères de notre sélection : la motivation, la disponibilité et l'assiduité, le souci d'équilibrer la proportion hommes/femmes, les âges et les diverses origines socio-professionnelles des participants et… le nombre restreint de stagiaires que nous sommes en mesure d'accueillir".
Nathalie Landrieu, Lettre ouverte aux "déboutés", TEP Mémento N° 25


Les sélections se dérouleront fin juin, puis - vu le nombre de candidatures - reprendront en septembre, le stage devant commencer en octobre. Chacun(e) fut convoqué individuellement par courrier. Nous serons de la première fournée de sélection… et parmi les heureux sélectionnés. Je me souviens d'avoir eu à plancher devant le groupe des intervenants réunis en jury. Je ne connaissais aucune tête, sauf bien entendu celle de Réto. Après avoir fait part de mon passé de fidèle du TEP et de ma proximité géographique, je pris le risque de divulguer mes années de formation au Théâtre Ecole de Montreuil (TEM). Révélation à risque car la perte de ma "virginité théâtrale" pouvait jouer contre moi dans ce contexte flou d'Atelier. Je pense que c'est Réto (ou Georges ?) qui prononça alors ces mots : ça ne pourra pas faire de mal d'avoir quelqu'un qui a fait le TEM. J'étais sauvé ! Dés octobre une aventure qui allait durer plus longtemps que prévu allait commencer.


"Ca y est, l'ancre est levée. Il sont soixante à embarquer. D'autres, malheureusement sont restés à quai…
Sans doute, nous avons la prétention -ou plutôt l'inconscience- de vouloir croire que nos éclats de rire, nos cris ou nos aveux sont nécessaires pour que, de ce presque rien, surgisse un vrai souffle de vie.
Et vogue le navire…"
Jacques Hadjaje, TEP Mémento N° 25

Et vogue le navire…

L'ancre était levée, mais pour aller où ? Nous n'en avions aucune idée précise. Réto avait conçu que ce stage s'appuierait sur le roman de Karel Capek "La Guerre des salamandres". Nous l'apprendrons au bout de quelques mois par des indiscrétions (ce qu'ignore visiblement Philippe Ivernel). Ceci nous permit de comprendre l'acharnement des intervenants à nous faire pratiquer la reptation au sol !


Mais reprenons les choses dans l'ordre. Il s'agissait d'un stage long, coûteux (encadré par des artistes de haut niveau) et… gratuit. Pour Réto, il s'agissait d'une activité de "service public", ce qui excluait toute participation financière des stagiaires. Heureux temps où la domination de la marchandise n'avait pas investi tous les aspects de l'activité humaine, et où la gratuité n'était pas assimilée à la médiocrité.


Si nous devions payer… c'était en terme d'investissement et de disponibilité. Au départ, le stage comportait deux séances de trois heures par semaine, le lundi soir (soir de relâche) et le samedi matin. Oui vous aviez bien lu ! Ceci signifiait renoncer au début du week-end pendant toute l'année. J'ajouterai que ceci ne fût jamais un problème (même s'il fallait gérer individuellement). 


Nous allions donc nous retrouver début octobre, réunis dans la salle de répétition (la salle 215). Précaution préalable: tout le monde devait être en chaussettes… le couloir menant à la salle était jonché de piles de chaussures des intervenants et stagiaires… à la japonaise. En fait Réto, soucieux de l'utilisation des deniers publics, ne voulait pas que la moquette récemment changée soit abimée.

Je reviendrai ultérieurement sur le contenu du travail effectué. J'ai déjà dit deux mots sur la structure hiérarchique du groupe des intervenants. Petite illustration, les deux jeunes intervenants vouvoyaient leurs ainés, alors que nous - les stagiaires - tutoyons tout le monde et tout le monde nous tutoyait! 


Mais, qu'en était-il du groupe des stagiaires recrutés parmi les spectateurs du TEP. Globalement ceux-ci se connaissaient peu ou pas. Dans une telle situation, au moins au départ, chacun est sur ses gardes. Comme l'écrit Philippe Ivernel : "devaient être écartés ceux qui confondaient les Ateliers avec une école d'art dramatique". Si ceci était sans ambiguïté, chacun pouvait interpréter ce principe à sa façon. Une partie des stagiaires venaient y trouver non pas une école, mais disons un terrain de pratique théâtrale… ainsi que l'avantage d'être encadrés par des "pointures". Façon détournée de dire qu'ils venaient aussi pour apprendre des "maîtres" du lieu (dans le sans noble du terme). Ce n'est que très lentement et discrètement que nous apprendrons que pour une part non négligeable ils avaient déjà eu, avaient ou se destinaient à avoir une formation et/ou pratique théâtrale (écoles, cours, écriture,…). Pratique qui par ailleurs n'a jamais empêché personne d'être aussi un "vrai spectateur". Pour d'autres, il s'agissait d'une aventure en soi, sans perspective de prolongement… mais non sans investissement. La majorité des stagiaires étaient jeunes ou… encore jeunes (dont nous-mêmes), comme on le verra sur les photos. Une petite partie n'étaient, disons, plus jeunes (essentiellement des femmes disposant de temps libre). 

Une majorité était prête à accepter le fonctionnement imposé au groupe par les intervenants, non sans le contester à l'occasion. Quelques participants étaient soit des soutiens inconditionnels,… soit des contestataires plus ou moins permanents de ce fonctionnement autoritaire. Globalement, on pourrait penser que les conditions étaient remplies pour que le mélange soit explosif ! Pourtant l'explosion n'eut pas lieu. Quelques départs individuels comme toujours, mais l'aventure dura jusqu'à son terme, et même un peu plus pour une partie d'entre nous. 


L'engagement des uns et des autres fut bien entendu la clé de ce "succès", mais a posteriori je pense que ce qui pourrait apparaître comme des facteurs de divisions l'expliquent aussi en partie. Certaines décisions des intervenants pouvant ponctuellement provoquer des mécontentements chez les stagiaires (3) renforçaient en réaction leur cohésion (et je suppose que les intervenants nous trouvaient à l'occasion pénibles), . Par ailleurs, la "direction autoritaire" de Réto et Georges permit au groupe de ne pas sombrer dans une "discutaillerie" et des palabres interminables et de concentrer l'énergie sur la pratique qui motivait notre présence. Mais ceci est une autre histoire qui fera le sujet d'un autre article. En attendant, je vous offre un trombinoscope des intervenants...


Philippe Ivernel… en chaussettes.

Guy Rétoré et Jacques Hadjaje





Francis Henriot

(1) Il est vrai qu'une expérience qui se place hors des classifications technocratiques (les notions d'amateur ou de professionnel sont purement bureaucratiques,... il s'agit de définir qui a droit de faire quoi et pour combien) ne peut se concevoir pour les gestionnaires de la "culture".
(2) Les termes d'intervenants et stagiaires furent ceux employés à l'époque, et que j'utiliserais donc par la suite.

(3) Par exemple, le sentiment d'être parfois utilisés comme des cobayes. 


Guy Rétoré et Georges Werler

… Et, cerise sur le gâteau, certainement la seule photo où figurent tous les stagiaires de 1993 : la carte de voeux du TEP pour la nouvelle année 1994 :

Carte de voeux du TEP. Hiver 1993-94.

Aucun commentaire: