mardi 5 mars 2013

Théâtre de l'Est Parisien : Chronique d'une mort annoncée 3

L'enterrement de la planète au scalpel (1993-94) !

"Huit heures… huit heures… une armée de curieux… Ils déferlent… sur le Père Lachaise. On ne sait plus où les mettre… Ils s'amusent comme des petits fous… Ils montent sur les monuments funéraires et parlent sur combien de milliers ou de millions vont encore arriver.
Tout ce que la planète a abrité jusque là de divagueries cafouilleuse s'est donné rendez-vous. Tous les porteurs d'uniformes sont comprimés dans les premiers rangs… vestes galonnées… jeans percés… et jusqu'à Monsieur Paul, le patron de la quincaillerie, avec sa blouse neuve achetée la veille au Travailleur Méritant.
Il pleut à grands flots… mais ça ne les gène pas… Ils imitent les grenouilles à celui qui coasse plus fort que les autres.
C'est comme une sorte de bourbier où on ne voit plus du tout qui est quoi ou quoi est qui. Une rumeur circule… on va porter la Terre en terre."
m.c., Fragment individuel pour une création collective.

Pour comprendre quelque chose à ce qui suit, il est vivement recommandé d'avoir lu l'article "1993 : Soixante-dix-huit salamandres en folie", accessible en cliquant le lien "Théâtre de l'Est Parisien (TEP)" dans la colonne de gauche.

Avant de décrire comment la folie des salamandres allait conduire à l'enterrement de la planète, il faut parler de cette saison 1993-94. Le dire c'est bien, le faire frise l'impossible tant cette année fut intensément vécue par des individus qui… ne vivaient pas nécessairement la même chose ! Je ferai donc ce que l'on fait souvent lorsque l'on se trouve confronté à un problème trop imposant, je le découperai en rondelles. Dissection au scalpel ! Séparer l'inséparable, la joie de la colère, l'action du sentiment, l'euphorie du découragement. Et comme dit dans l'article précédent : vogue le navire ! 

Michel Azama et Jacques Hadjaje
J'ai précédemment tenté de définir quels étaient les deux "camps" en présence. D'un côté les stagiaires, de l'autre les intervenants. Côté stagiaires, nous partîmes 78, et nous arrivâmes au port à 51. Vous pouvez compter, la liste est sur le site "Les Archives du Spectacle". Côté intervenants un évènement marquant est l'adjonction en cours de route de Michel Azama au groupe. Sa présence (bien qu'il fut une "pièce rapportée") aura des conséquences à plusieurs niveaux. Il survenait avec une expérience à partager, touchant un peu tous les aspects de la pratique théâtrale mais d'abord celle d'un auteur. Je pense que tous les "ex-stagiaires" qui se sont essayés ensuite à l'écriture théâtrale ont été influencés et encouragés par cette rencontre. Ensuite, et tout est lié, sa présence renforçait le "pôle humain" du groupe des intervenants (dans lequel je situerais également Jacques Hadjaje), par rapport à un pôle plus "dur". Ces précisions étant données, le saucissonage va pouvoir commencer. 

Première tranche, ou : ça vous faisait quoi de vous retrouver au TEP ?

Question curieuse ? Tous les théâtres ne se ressemblent pas. C'est comme un lieu où l'on vit. Il peut être exigu, presque oppressant. Ou au contraire vaste et froid. Les théâtres c'est un peu la même chose. Minuscules, ils se résument à un espace scénique restreint et peu de choses autour. Immenses, on s'y sent aussi à l'aise que dans un hall de gare. Les matériaux interviennent également dans la sensation que l'on peut ressentir dans l'espace théâtral. Les grands cubes de verre et de métal qui constituent aujourd'hui le modèle type de la salle de spectacle sont difficilement chaleureux. Le TEP était à l'inverse de ces descriptions. De dimension moyenne, il était parfaitement adapté à la convivialité. Dans la salle, le bois était roi. Bois des panneaux qui tapissaient la salle et qui à l'insu des spectateurs recouvraient un dédale de passages "secrets". Bois de la machinerie, ressemblant au pont d'un voilier où tout changement devait se faire à la force des bras.
Que voit le spectateur d'un théâtre ? Un hall d'entrée. Une salle dans laquelle il tente de trouver sa place sans penser qu'il s'engouffre dans un cratère. Mais qu'y a-t-il sous les marches qu'il descend avant de s'assoir ? Et sous la scène ? Et à l'étage qui surplombe souvent le bâtiment et que l'on n'aperçoit que de la rue en levant la tête ? Pièces aux destinées diverses où sont réunis les gens et les choses nécessaires au bon fonctionnement de l'établissement. Pièces et couloirs où dans la journée on circule librement, mais qu'il faut cloisonner, fermer, parfois changer de destination, quand le public s'apprête à arriver. Lieu multiple donc qui ne peut s'appréhender qu'en y séjournant suffisamment longtemps. Magie dont ne peuvent bénéficier ni les spectateurs, ni les artistes en tournée,.. tous de passage. Lieu où l'on s'attarde jusque tard dans la nuit, prolongeant le visionnage d'un travail en cours, le verre à la main (Réto n'était pas du genre à regarder sa montre pour fermer la grille du théâtre). Nous nous y sentions donc bien, même si nous y partagions des hauts et des bas.
Autant donc commencer par les bas !

Deuxième tranche, ou : il ne faut pas prendre les salamandres pour des cobayes… et autres réflexions plus générales

Il y a un risque à isoler les moments négatifs d'une expérience. Mais chacun est capable de "distancier". Je saucissonnerai à nouveau en distinguant deux "demi-tranches". La première aura spécifiquement trait à l'expérience décrite. La seconde, plus générale, concernera la propension de "formateurs" à jouer les apprentis sorciers avec les "formés", avec tous les dangers de dérapages que cela comporte.

Venons en à la première demi-tranche. Je l'illustrerais en citant une lettre de George Werler… citée par Philippe Ivernel :
"On a souvent dit - et les participants le constataient aussi - qu'ils avaient fait durant ce stage des "progrès étonnants". C'est vrai ! Mais profondément, quel était le sens de cette remarque ? Si cela veut dire qu'ils ont appris à se maîtriser, à mieux respirer, à articuler d'avantage, à donner à l'interprétation plus de force et de conviction, c'est bien, c'est beaucoup, mais ce serait insuffisant. Par sa puissance, le théâtre modifie les êtres, il les rend plus responsables et plus conscients.  C'est l'humain qui s'épanouit et c'est alors l'homme vrai, la femme vraie, qui accepte d'être et de se montrer ainsi. C'est cela qui m'intéresse surtout et que me passionne dans la pédagogie et la pratique théâtrales." (souligné par moi).

De quoi George parle-t-il ici, sinon de ce qui est - doit être - effectivement passionnant dans la pédagogie et la pratique théâtrale (encore faudrait-il définir ce que sont un "homme vrai" et une "femme vraie"). Le problème est que cette formulation est à 180° par rapport au discours officiel des intervenants durant cette année. Dans celui-ci, il ne s'agissait pas d'apprendre ou de se perfectionner, de faire des progrès étonnants, mais de produire une "parole" qui soit celle de "l'homme de la rue", si différent n'est-ce pas dans ses préoccupations de l'homme de théâtre. Idéalement, cet homme (ou femme) de la rue aurait été un prolétaire aux mains calleuses, aux prises avec la dureté du travail mais très disponible (permanent de comité d'entreprise par exemple ! ), sans connaissance particulière sur le théâtre mais abonné au TEP. De plus, le "groupe intervenant" avait à priori une idée assez précise de ce que devait être cette parole et son contenu (je constate, ce n'est pas un jugement !). Comment ? Vous avez dit schizophrénie ? Mais distancions un peu. Je vous avais prévenu que le saucissonage présente des risques. Bien entendu, les intervenants étaient satisfaits de constater les progrès et les avancées, et ceci motivait leur engagement pédagogique… et leurs exigences croissantes. Bien entendu, les stagiaires préalablement formés (ou en cours de formation) ont beaucoup appris, ont affiné leur jeu,  durant cette année dans un contexte différent de celui d'une école ou d'un cours de théâtre. Mais il était de bon ton de ne pas le formuler.

Pour boucler et illustrer cette demi-tranche je citerai le début d'un texte de Francis Henriot (il ne m'en voudra pas, j'espère), repris par Philippe Ivernel : "Au cours des ateliers de cette année, il ne s'est pas agi d'apprendre à jouer la comédie mais de permettre aux stagiaires d'appréhender le plus largement les mécanismes de création propres au théâtre…" Qu'en des termes galants ces choses là sont dites…!

Deuxième demi-tranche. J'en arrive à ce que j'ai nommé les "dérapages". Des dérapages, il y en eut durant cette année, mais pas plus qu'ailleurs et pas nécessairement de la part de tous les intervenants. Certains entraîneront des mises au point orales ou écrites de stagiaires. Mais tout ceci est bien loin, et je préfère élargir ma réflexion à ce que je pense aujourd'hui être une source de dérapages.
Je partirai pour cela de mon expérience d'"ex-formé",… puis de "formateur". Celle-ci m'a amené à rejeter certaines démarches banales dans les cours, stages,… de théâtre, et se réclamant de la "méthode" de Stanislavski (1).

A la lecture de Stanislavski, on perçoit le pressentiment d'un problème sous-jascent à sa Méthode qu'il attribue au fait que "le domaine du subconscient est hors de notre portée" (La Construction du Personnage). Plus tard, Brecht mettra le doigt sur la plaie : "Fondamentalement, Stanislavski est réaliste. Brecht s'oppose à lui là où apparaissent l'autosuggestion et les transes. Dans les comptes rendus de répétition pratique, cela ne se produit jamais"(B. Brecht, Ecrits sur le Théâtre, La Pléiade, p. 975) ; "Les méthodes de concentration de Stanislavski m'ont toujours rappelé les méthodes des psychanalistes…" (idem, p. 983) (2). Si Brecht reconnaît la valeur de la théorie des "actions physiques", c'est en particulier les exercices "stanislavskien" portant sur la "mémoire affective" (3). Prenons un exercice classique, que l'on m'a fait pratiquer et que j'ai par la suite fait pratiquer à d'autres. Celui-ci consiste, suite à des formes variées de conditionnement psychologique (p. ex. au travers d'un objet personnel, évocateur, que le stagiaire a du choisir chez lui, puis amener au cours), à raconter un épisode de sa vie passée ayant une charge affective. Aujourd'hui cet exercice traîne partout : dans les bouquins d'exercices, sur internet,… Or, je l'ai vu régulièrement conduire à des déballages indécents, à des crises d'angoisse difficile à contenir. Le meilleur des cas est encore celui où il ne sert à rien (comme beaucoup d'exercices de ce type). Ceci m'a poussé à devenir méfiant et à me poser deux questions en préalable à tout exercice théâtral : (I) celui-ci présente-t-il un danger pour un individu psychologiquement fragile (et il y en a dans les cours de théâtre !) (4) ; (II) apporte-t-il quelque chose à la formation du comédien ou au travail sur un rôle particulier (ce qui n'est pas la même chose). Conclusions provisoires :
- faire un gros ménage dans la masse des exercices de théâtre (5);
- rejeter toute psychologie de bazar et privilégier les exercices, l'apprentissage, partant du corps.
Rien de bien nouveau, hélas !

Voilà pour les mauvaises tranches du saucission. Les meilleures rentent à venir !

Notes :
(1) Ma propre formation initiale au TEM reposait sur la "méthode", et dans l'expérience que je décris du TEP elle était non pas revendiquée (puisqu'il ne fallait à aucun pris parler de formation) mais bien présente. D'ailleurs une partie significative des stagiaires en avaient une idée, ne serait-ce que livresque.
Pour ceux qui ne connaissent pas Stanislavski, important rénovateur de la pratique théâtrale à l'aube du XX° siècle, et ses héritiers étasuniens, on peut se reporter au court résumé que j'avais rédigé pour les participants à un travail d'atelier sur Tennessee Williams en 2012. Et pour en savoir plus, commencer par "La Formation de l'Acteur" qui est plus directement lié à mon propos.

(2) Brecht marche sur des oeufs pour formuler ces critiques. Ayant fuit les Etats-Unis suite à sa mise en cause par la "Commission d'enquête sur les activités anti-américaines", il se retrouve dans une RDA où l'image de Stanislavski est quasiment déifiée. Sur les rapports entre Brecht et son époque, on peut consulter un document rédigé pour un travail d'atelier sur la pièce "La Noce".

(3) Je pense que le travail sur la mémoire affective garde toute sa valeur quand il porte sur la remémoration de sensations primaires. Mais n'est-il pas alors préférable de parler de mémoire des sensations que de mémoire affective ? Appliqué à la remémoration d'évènements personnels dramatiques, blessants, comme ceci se pratique, peut au contraire avoir des conséquences désastreuses (et sans rien apporter d'un point de vue théâtral).

(4) J'ai été plus d'une fois effaré de voir des personnes déclarant avoir suivi des cours/stages/ateliers, parfois plusieurs années, parfois assortis de présentations publiques, plus bloquées que la plupart des débutants. Non seulement je me demande ce qu'ils ont appris durant ces années (même pas à respirer !), mais parfois si ceci n'a pas eu un effet négatif sur eux. Il m'est arrivé d'ailleurs de tomber, sur internet, sur des témoignages de personnes disant avoir été "esquintés" par des cours pratiquant la "méthode Stanislavski" (le malheureux n'étant plus là pour juger de la fidélité de ses disciples !).

(5) Exercices à l'occasion nommé de "communication", ou de termes plus charlatanesques.



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